#12 Les « groupes de niveaux » vont résoudre tous nos problèmes
À propos de la « pédagogie du groupe » qui sous-tend la mesure ministérielle
Bonjour à toutes et à tous.
Mardi 20 février 2024 et voici ma douzième Réplique. De retour, après le rythme effréné de janvier !
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Cette semaine, nous revenons sur l’engagement de Gabriel Attal de créer des groupes de niveaux : à la rentrée 2024, les élèves de 6e et de 5e seront répartis en maths et en français en trois groupes, de quinze élèves au maximum pour les plus faibles.
Mon propos n’est pas de polémiquer sur cette mesure, ni sur les résistances que cela génère chez les syndicats, les principaux ou encore les enseignants eux-mêmes.
Je souhaite m’intéresser à la « pédagogie du groupe » et examiner quels en sont les effets vertueux. En 2017, Jean-Michel Blanquer avait, par exemple, déjà procédé à des dédoublements de classes dans les zones d’éducation prioritaires, touchant à ce type de pédagogie.
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Au programme de la douzième Réplique :
Les « classes », les « groupes» et la pédagogie différenciée
Ce qu’on reproche à la pédagogie de « groupe » et ce que dit la recherche
« Le nominalisme » autour de la mesure
Le mot de la fin
1. Les « classes », les « groupes » et la pédagogie différenciée
L’école est constituée d’étapes successives, chacune identifiée à une classe. Ces étapes sont comme des marches à gravir et s’apparentent à des rites avec l’entrée en CP (la grande école) ou en sixième. La progression d’un élève dans ce système nous renseigne sur ses « performances scolaires » : il sera dit « en avance », ou bien « en retard » selon qu’il a progressé plus ou moins rapidement.
Les enseignants sont souvent invités à mettre les élèves en groupes ou à les faire travailler en « modules » : les groupes de compétences, les groupes de niveaux…
On ne peut empêcher que toute classe soit d’emblée une mise en groupe. Une inévitable mise en groupe institutionnalisée. Ce qui revient à se demander : comment contribuer au développement de chacun dans ce contexte ?
« Puisqu’il n’y a pas deux élèves identiques, il n’y a d’apprentissage réussi que par un enseignement différencié », soutenait Philippe Meirieu (1990), d’où la nécessité d’une « pédagogie différenciée » (coucou les outils du numérique éducatif).
Philippe Meirieu propose de nommer les groupes hétérogènes « groupes de besoins » : les élèves sont ainsi répartis à partir de besoins identifiés. Ces besoins n’indiquent pas des niveaux mais des situations temporaires. Il s’agit donc de construire des itinéraires d’apprentissages.
Instaurons vite des groupes au sein de la classe : les groupes de besoins vont résoudre tous nos problèmes.
2. Ce qu’on reproche à la pédagogie de « groupe » et ce que dit la recherche
En France, on associe fréquemment le nom de Roger Cousinet (1881-1973) aux apprentissages en groupe. Cet instituteur devenu inspecteur de l’Éducation nationale a inlassablement promu cette idée au sein du courant de l’éducation nouvelle.
C’est sans doute le psychologue russe Lev Vygostki (1896-1934) qui montra le premier à quel point les interactions sociales constituent la condition essentielle des apprentissages humains.
Pourtant les « pédagogies de groupe » n’arrivent pas à se constituer en véritable pédagogie. Ce qui est mis en avant plutôt que les apprentissages qui en découlent, c’est le lien affectif qui découle du travail en groupe. Il est tout à fait vrai que travailler en équipe est une compétence précieuse mais ce n’est pas l’attendu premier d’un « travail en groupe » et a fortiori en « groupes de niveaux ».
Solution : faire des groupes plus petits au sein de la classe avec des « groupes de travail », c’est-à-dire exclusivement centrés sur la tâche, avec l’idée que la petite taille permettra de neutraliser les « effets » de groupe (classe) préjudiciables aux apprentissages. Il deviendrait ainsi possible de tenir compte de la réelle hétérogénéité des élèves et créer des formes de travail plus adéquates.
Or Dupriez et Drealants (2004) montrent que s’il est communément admis, en termes organisationnels, que de former des groupes homogènes d’élèves jugés posséder des attributs similaires favoriserait les activités d’enseignement et d’apprentissage, des recherches révèlent que cela induit des dérives, puisque tous les objectifs prévus au programme sont enseignés alors que dans l’autre certains contenus sont escamotés. Autrement dit : cela augmente les écarts entre les élèves.
Les auteurs soulignent que le regroupement d’élèves n’est jamais une activité neutre, elle conduit à des clivages en fonction de catégories implicites : statut social des familles, genre, difficultés... Autrement dit : c’est une pratique stigmatisante qui vient blesser l’estime de soi et attiser la compétition.
Plus encore, la recherche ne prouve pas un réel gain quand la composition du groupe classe est homogène. Les classes hétérogènes favorisent en revanche des occasions d’apprentissage plus riches, stimulantes et suscitent chez les élèves « un plus grand plaisir d’être à l’école ».
La recherche a plutôt montré la supériorité des groupes hétérogènes surtout si on pratique la coopération, l’entraide et des moments de différenciation. Alternatives qui demandent une formation accrue et un travail d’équipe. ( C’est le moment pour moi de vous proposer de (re)lire la Réplique sur la formation des enseignants, ne me remerciez pas.)
On pourrait sans doute arguer que ce dont il est question est un dispositif hybride, à savoir de petits groupes cibles temporaires sur les matières fondamentales. Et il est vrai qu’il existe un effet enseignant.
3. Le « nominalisme » autour de la mesure
Gabriel Attal avait largement insisté sur le fait que les « groupes de niveaux » ne sont pas des « classes de niveaux ». Selon lui, ce groupe de niveau, qui occupera « un tiers de l’emploi du temps sur l’ensemble de l’enseignement de mathématiques et de français », sera au contraire l’occasion de rassurer les élèves tout en les accompagnant de façon plus personnalisée.
Au micro de BFMTV ce dimanche 18 février 2024, Nicole Belloubet a défendu cette mesure mais n’a pas souhaité employer le terme de « groupe de niveaux », tant il est polémique.
« Je souhaite que nous puissions travailler en groupes qui correspondent à une prise en charge individualisée des élèves, selon leur niveau de compétence, selon leur capacité à agir...», avant d’être interrompue pour savoir s’il s’agit donc bien de « groupe de niveaux ». Des mots qu’avait prononcé le Premier ministre lors de cette annonce début décembre.
« Le nominalisme est une chose, la réalité en est une autre », a rebondi Nicole Belloubet. « Ce qui m’importe, c’est que dans chaque établissement (...), les chefs d’établissements avec leurs équipes pédagogiques puissent travailler sur la mise en place de ces niveaux », a-t-elle ajouté.
Par ces mots la ministre de l’Éducation souhaite surtout mettre en avant des groupes qui seront « flexibles » et insister sur le maintien des « classes hétérogènes ».
« Comme je l’ai dit dès ma prise de fonction, je refuserai tout système de tri social, en travaillant justement avec les équipes pédagogiques qui pourront, à différentes étapes dans l’année, vérifier comment les élèves d’un groupe qui étaient en compétence faible » sur telle matière, ont acquis ces compétences et « peuvent changer de niveau ».
En réalité, la détermination sociale étant très forte en France, la question qui est reposée ici est celle de la mixité sociale.
Quelle est la société que nous voulons ?
J’ai l’impression de poser la question à chaque Réplique mais dans le fond c’est ce que nous questionnons tous.
4. Le mot de la fin
Cela fait longtemps qu’existent les discussions autour de l’organisation des regroupements d’élèves, notamment au collège (et des expérimentations sont documentées depuis le milieu des années 70).
La question que l’on pose, et elle est cruciale, est celle de la performance éducative (j’y crois beaucoup) : quelle efficacité pour nos pratiques éducatives et la pédagogie du groupe peut-elle y contribuer ? La réponse est « oui » avec des dispositifs de petits effectifs hétérogènes qui favorisent l’entraide.
Cela réaffirme la place de nombreux dispositifs comme les classes ULIS, les classes SEGPA dont on voit à quel point il est crucial qu’ils soient des dispositifs intégrés et en lien avec « le milieu ordinaire », selon l’expression consacrée.
Cette performance nécessite le concours et le soutien des enseignants qui ont besoin à la fois de temps de formation à la pédagogie des groupes mais aussi de concertation pédagogique. Par exemple, quelle progression autour de telle ou telle notion, comment l’aborder de façon différente…
Ce que je retiens, et c’est une merveilleuse nouvelle, c’est que la mixité est un réel levier pédagogique. Il s’agira de s’en souvenir pour construire une vision de l’éducation au service d’une société plus inclusive et plus juste. L’éducation ne s’échafaude pas de bons mots ou de verbiages opportuns.
Elle s’élabore au sein d’une communauté éducative qui agit dans un intérêt commun, celui de la Nation. Il est de bon ton de proposer des dispositifs pour soutenir ceux qui en ont le plus besoin et c’est heureux si ceux-ci construisent sur le terrain une égalité qui n’est pas de pacotille.
Une égalité qui ne creuse pas l’écart. Une égalité qui rend fiers les enseignants et les renforce dans leur mission de service public. Une égalité au service de la République et du futur.
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